la High-Tech ne fait pas de quartier

Les entreprises numériques ont un impact indéniable sur nos modes de vie et sur l’économie au niveau global, qu’en est-il de l’influence qu’elles exercent dans les localités où elles s’installent physiquement ?

A San Francisco, ville qui connaît une proximité directe avec la Silicon Valley (une région qui accueille le siège social de plus de 6000 entreprises, dont une majorité appartient au secteur qui nous intéresse), comment expliquer que le prix moyen des loyers ait augmenté de près de 40% entre 2011 et 2013 dans certains quartiers, autrefois considérés comme populaires ? Comment se fait-il que dans ces mêmes quartiers, le nombre d’expulsions arbitraires – non dûe à une faute du locataire – ait drastiquement augmenté durant les 3 dernières années ? Et que ces expulsions arbitraires se produisent dans près de 70% des cas dans des périmètres situés à proximité des navettes privées mises à disposition par les entreprises High-Tech pour permettre à leurs employés basés à San Francisco de rejoindre leur lieu de travail dans des conditions optimales ?

Aujourd’hui, la ville est devenue la plus chère des États-Unis en ce qui concerne le prix de l’immobilier, sans que les revenus augmentent proportionnellement pour une majorité de la population. Des quartiers entiers sont refaçonnés. On assiste à la privatisation de certains espaces publics comme les arrêts de bus mais aussi les terrains de sport.

Depuis décembre 2013, les habitants de San Francisco manifestent contre les bus
qui embarquent les « techies » chaque matin pour les conduire à leurs entreprises. En effet, ces bus privés sont, pour les manifestants, un symbole de la gentrification de leur ville. Par contre, le citoyen ne travaillant pas dans une grosse entreprise, ne peut évidemment pas bénéficier de ces bus « hautes technologies », alors que ceux-ci s’arrêtent aux mêmes arrêts que les lignes de bus publics. La coexistence entre ces bus privés et publics marque très fort les différences sociales et engendre des tensions entre les techies et les autres qui n’ont d’autres choix que de monter dans le bus qui leur est destiné. Depuis peu, la législation de San Francisco a interdit aux bus privés d’utiliser le réseau de la ligne publique et vient de décider que les gens montant dans ces véhicules devraient payer 1 dollar par navette. Cette nouvelle loi étonne car un ticket pour monter dans un bus public coute 2 dollars, soit deux fois plus que le prix d’un ticket pour un bus Google. Cette nouvelle législation met les citoyens en colère et génère un climat de méfiance continuelle vis-à-vis des utilisateurs des « Google Buses ». Les manifestants agissent de plus en plus en brandissant des banderoles sur lesquelles on peut lire : « fuck off Google ! » ou en distribuant des tracts. Des plaintes ont aussi été déposées contre ces bus privés. De plus, ils perturbent la circulation et l’encombrent. Les manifestants, peu nombreux pourtant lors de leurs protestations en ville, sont révoltés contre ce qu’ils appellent ce capitalisme « sauvage » qui, selon eux, évolue beaucoup trop vite à San Francisco. Ils tiennent les « techies » responsables de ce problème. Ils s’en prennent donc directement à eux et deviennent parfois violents (ils brisent les vitres des bus ou vomissent sur leur pare-brises, agressent les passants avec des « google glasses»). Ils s’invitent aussi devant les maisons des cadres et des ingénieurs des plus grosses entreprises pour faire pression et y distribuer des tracts. Certains patrons comprennent ces activistes, d’autres comparent leurs attaques “aux persécutions des juifs pendant la deuxième guerre mondiale”.
(DIGIACOMI, 2014).

Continuer à y vivre est dès lors devenu impossible pour beaucoup d’habitants. Partir serait-elle alors l’unique solution envisageable?

De nombreuses voix s’élèvent parmi les San-Franciscains, désignant les employés du secteur technologique comme les principaux responsables de ces changements. Dû au fait qu’ils soient bien mieux payés que la majorité des locaux et jouissent de conditions de travail optimales, ils sont accusés de modeler la ville à leur image, au détriment des autres citoyens.

A partir de ce constat, la question que nous nous posons est la suivante: malgré les promesses de progrès qu’elle avance, l’industrie technologique est-elle génératrice d’inégalités au niveau local?

Nous allons donc essayer d’illustrer, via des portraits, des interviews, des reportages sonores, visuels et graphiques, les effets de l’industrie technologique sur son environnement mais aussi sur les habitants des villes dans lesquelles elle s’installe. Le support multimédia interactif nous permettra d’aborder la thématique sous plusieurs angles : d’une part la gentrification vue par les habitants de longue date comme une arme de pouvoir et de colonialisme et d’autre part, la gentrification vue par les employés de la technologie qui, consciemment ou pas, transforme profondément un nouvel espace de vie.

Pour nous, San Francisco représente un point de départ crucial. Cette ville nous permettra de nous pencher sur l’impact socio-économique que la présence d’entreprises technologiques peut avoir sur une localité bien définie. Notre projet d’ici janvier 2016 est de réaliser un dispositif documentaire interactif (plateforme web) qui vous permettra de partir à la rencontre des acteurs entrant en jeu dans la mutation que connaît la ville, ainsi que d’en comprendre les différents enjeux. C’est là que notre projet devient original car une telle plateforme n’existe pas encore, pourtant le phénomène est, lui, bien réel et représente une vraie question sociétale. Les nouvelles formes de narration journalistique nous passionnent et nous sommes déterminés à en faire le meilleur usage afin de vous proposer une expérience aussi enrichissante qu’innovante.

Mais ce n’est pas tout ! Nous sommes convaincus que ce reportage sur San Francisco ne doit représenter qu’une première étape dans le cadre de notre projet. C’est pourquoi nous avons prévu de l’intégrer sur une plateforme web entièrement mise en place par nos soins qui, à terme, aura l’ambition de devenir un véritable lieu de questionnement et d’interaction à propos de l’impact de l’industrie technologique sur l’organisation des sociétés au niveau local. D’autres technopoles que la Silicon Valley existent de par le monde, et il nous semble intéressant de comparer ces cas à celui de San Francisco. Pourquoi ne pas envisager un détour par Dublin ou Paris ? L’industrie numérique a-t-elle le même impact en Europe qu’en Californie ? Assiste-t-on au même phénomène de crise du logement et de privatisation d’espaces publics ? La réaction envers les entreprises du secteur technologiques est-elle aussi virulente ou au contraire ces populations voient-elle ces nouveaux arrivants d’un bon œil ?

Si le point de départ de notre aventure est clairement défini (elle commence dès aujourd’hui, et grâce à votre contribution), elle ne connaît pas de ligne d’arrivée déterminée, au contraire des formats journalistiques classiques. Mais une chose est certaine : en nous apportant votre soutien, vous vous engagez aussi dans une histoire qui va s’inscrire au-delà d’une vision à court terme !